[Source : Quartiers nord en résistance]
Quand les opérations de concertation menées par les pouvoirs publics ne débouchent sur rien d’autre que des relogements forcés, certains habitants de ces cités, partiellement dégradées mais totalement vivantes, au nord de la ville de Marseille, se rebiffent. Leurs exigences ? Vivre dignement là où ils ont construit leurs existences. Ni plus ni moins.
« Dans le cadre de la rénovation du quartier de la Savine, la communauté urbaine, où je suis élue, prévoyait la préservation des collines. Or, j’ai pu constater sur le plan local d’urbanisme qu’une partie de la zone jouxtant le haut du quartier rénové pourrait être destinée à devenir une carrière », explique, calmement et au milieu du brouhaha, Joëlle Boulay, adjointe à l’urbanisme à la mairie des 15e et 16e arrondissements de Marseille. Le silence se fait d’un coup dans cette salle du groupe scolaire de la Savine. La petite cinquantaine de personnes ayant fait le déplacement ce 15 novembre était conviée à un de ces « ateliers de concertation » organisés par l’Agence nationale de la rénovation urbaine (ANRU), prétendant faire le lien entre, d’une part, les décideurs rassemblant des bailleurs sociaux, un représentant du préfet et le chef de projet urbain, et, d’autre part, des habitants et commerçants de la cité. Car, ce quartier, accroché aux pentes occidentales du massif de l’Étoile, est inscrit dans le vaste programme de l’ANRU, qui, sur la ville de Marseille, a pour objectif de réhabiliter, rénover, ou reconstruire, selon les cas, quatorze cités composées principalement de logements sociaux.
L’ensemble de bâtiments de la Savine, construit telle une forteresse en 1973 et accessible par une seule route, comptait initialement trente cinq immeubles. En 1993, six d’entre eux sont détruits. Cinq nouvelles démolitions sont réalisées en 2003 au moment même où le plan global Rénovation urbaine de Jean-Louis Borloo, alors ministre du Travail, de la Cohésion sociale et du Logement, est annoncé. En 2009, la découverte d’amiante dans les cloisons des appartements contraint à l’arrêt des travaux entrepris. Dès lors, il n’est plus question de réhabilitation des habitats existants, mais d’une démolition de la cité suivie d’une reconstruction selon de nouveaux plans destinés à « désenclaver le quartier et à y favoriser la mixité sociale », selon les dires des décideurs.
Dans la salle du groupe scolaire, donc, l’annonce de la création éventuelle d’une carrière soulève immédiatement un tollé parmi les habitants. Les planificateurs de la rénovation n’ont eu de cesse depuis des mois de claironner sur tous les toits que les nouvelles constructions ne se feraient pas aux mêmes places que les immeubles actuellement existants au prétexte de la création d’une zone naturelle protégée. L’intervention immédiate de Françoise Mesliand, responsable du pôle Renouvellement urbain de la Logirem, le bailleur social, expliquant que « très honnêtement et pour que les choses soient claires, ce n’est absolument pas cette raison qui a conduit l’urbaniste à réfléchir au projet » n’interrompt pas les railleries des participants. Et surtout confirme, encore une fois, le sentiment de profonde défiance qui anime de nombreux habitants du quartier lorsqu’ils regardent et écoutent toutes les administrations et organismes en charge de la transformation de leur lieu d’habitation et de vie.
« Jusqu’en 2009, avant que le bâtiment A, tout en haut de la cité, ne soit détruit, la Logirem et l’État avaient promis aux locataires qu’il serait reconstruit », explique une participante du comité savinois pour la rénovation, un des regroupements de locataires, en montrant du doigt une vaste dalle de béton. Elle poursuit : « Cet immeuble est devenu mythique. Il y avait là une vie sociale intense, des échanges, des solidarités. C’était là aussi qu’il y avait les associations du quartier. Les gens ont été dispersés, et aujourd’hui il n’y a aucun projet de reconstruction. » Djamila, une des animatrices du comité, reprend :« L’endroit est magnifique, il surplombe la ville. Alors forcément on se méfie. Puisque le projet sur le quartier affirme que les immeubles vont être construits plus bas, on craint que le site de l’ancien bâtiment A ne soit vendu à des promoteurs avec l’idée de mettre les pauvres dans le vallon et les riches en haut. Avec tout ce qu’on entend sur l’ouverture de Marseille à l’Europe, on peut facilement penser qu’un site comme celui-ci suscite des convoitises et que les habitants actuels qui sont nombreux à être au chômage ou au RSA sont un peu encombrants… ». Et une autre participante d’ajouter : « Ils arrivent avec un projet fini et ils voudraient qu’on signe. Ce n’est pas possible. Rien de ce qu’on veut et de ce qu’on expose lors de leurs réunions de concertation n’est pris en compte. Ils ont l’intention de construire des immeubles en dessous du site actuel de la cité sous prétexte qu’ainsi nous serons moins isolés. Mais, ce n’est pas le cas. On vit ici – certains habitants depuis plus de quarante ans – et on n’est pas isolé. Le quartier, on l’a dans nos entrailles. »
Déplacer les habitants dans le creux du vallon sans aucune garantie de retour dans la cité reconstruite ? Proposer des appartements dans d’autres quartiers éloignés ? Pas question. « Beaucoup des anciens qui vivent ici depuis longtemps et qui y ont fondé des familles n’ont pas cessé, avant de s’installer à la Savine, d’être déplacés depuis la guerre, de bunkers en bidonvilles puis en cités. C’est dans notre mémoire et personne n’a envie de revivre ça », explique Djamila. Le comité savinois s’arc-boute donc contre ces propositions de relogement qui expriment, à ses yeux, le mépris récurrent à l’égard des habitants des quartiers. « On a totalement le droit de décider. Avec les loyers qu’on paie depuis des années et des années, on devrait être propriétaires de nos logements », avance une habitante. « Ils veulent démolir, très bien. Beaucoup de logements sont très gravement dégradés. Mais ce qu’on veut, c’est que d’abord ils construisent à côté de là où l’on vit. Une fois le bâtiment achevé, ils détruisent celui dans lequel on vit actuellement. Il faut que l’on ait la garantie d’habiter là où on le souhaite, de conserver nos relations et nos vies, insiste Gina, habitante historique du quartier. Il y a des terrains vides au centre de la cité, alors pourquoi ne commencent-ils pas dès maintenant à construire ? » Pour chaque réunion entre la Logirem, l’organisme Marseille Rénovation Urbaine et les résidents, l’information est largement diffusée par le comité afin que toutes et tous y participent, même si beaucoup de différences, voire de désaccords, existent entre les habitants. Difficile exercice alors pour les décideurs qui tentent de se prêter au « devoir de concertation » proclamé par l’ANRU avec des populations depuis si longtemps méprisées. Précision de taille, Djamila rappellera à la négociatrice de la Logirem : « Quand vous venez ici, vous êtes payés. Pas nous. Cela fait une grosse différence entre nous qui vivons ici et vous qui faîtes votre travail… »
Dans le 14e arrondissement, les quartiers Picon et Busserine devraient aussi connaître des opérations pilotées par l’ANRU. Trois cent trente appartements, soit six bâtiments dont la Logirem est propriétaire, doivent être démolis. Une première moitié d’entre eux devrait être reconstruite sur le site, et la seconde en dehors du quartier. Des travaux de réhabilitation sont programmés pour les 150 logements restants. En attendant la réalisation de toutes ces interventions que les images de synthèses présentent comme l’assurance d’un futur merveilleux – dans toutes les projections, on ne voit que des Blancs –, la dégradation des immeubles a connu, selon les comités de locataires, un coup d’accélérateur. L’absence d’entretien des communs comme la non réparation des ascenseurs en panne arrivant opportunément en même temps que les projets de transformation du quartier. Dans les tours A et K, vouées à la démolition, les accès aux appartements vides sont murés depuis les couloirs tandis que les fenêtres sont laissées grandes ouvertes. « Cela provoque des appels d’air et des chutes de température. Les gens qui habitent là se gèlent. C’est la politique de la terre brûlée pour inciter les gens à partir le plus rapidement possible [1] », explique Madgid Lahoual, porte parole de l’association Consommation, logement et cadre de vie (CLCV) de Picon-Busserine. Car, pour l’heure, il semble que la Logirem [2] entende d’une part dépenser le moins d’argent possible pour des habitations vouées à la démolition ou à la réhabilitation en attendant l’arrivée des subventions des pouvoirs publics, et d’autre part « favoriser » des départs volontaires afin de s’épargner par la suite des procédures de relogement.
Aux protestations des locataires, dont les comptes bancaires sont d’ores et déjà dûment ponctionnés chaque mois des sommes afférentes aux charges locatives, vient s’ajouter une question essentielle qui agite les regroupements d’habitants et les acteurs sociaux du quartier. « Avec l’ANRU, il y a obligation de mettre en place une charte de relogement. Elle doit définir les droits du locataire à propos de ses frais de déménagement, des conditions d’accès à un logement neuf, du maintien du loyer après le relogement », explique Kevin, chargé de mission au centre social de l’Agora à la Busserine. Face aux demandes des comités de locataires – Confédération syndicale des familles (CSF) et CLCV rassemblés –, la Logirem aura dans un premier temps été prompte à répondre comme l’y contraignait la loi. Mais il faudra une année de rencontres, débats, interventions, courriers et vigoureuses concertations pour que, partant d’un texte qui ratifiait a minima les droits des locataires, le bailleur social finisse par concrètement accéder à la majeure partie de leurs demandes. « Le point sur lequel il reste un total désaccord est celui concernant le loyer après réhabilitation ou relogement. Le coût des charges et de la taxe d’habitation reste opaque. Un tiers des habitants qui seront relogés vont devoir payer plus. D’autres le seront dans des quartiers fortement dégradés. On cherche encore à savoir qui sont ceux qui s’estiment gagnants. Il faut que personne ne soit perdant [3] », précise Kevin. Car là aussi, comme à la Savine, la confiance n’est pas de mise avec les divers partenaires-décideurs qui prétendent se pencher sur le futur du quartier. L’obligation de concertation inscrite dans le règlement de l’ANRU avait été grossièrement détournée, en 2010, lorsque la Logirem avait distribué une luxueuse plaquette généreusement intitulée « Ensemble dessinons notre quartier » et présentant un projet achevé sans avoir ébauché la moindre rencontre avec les habitants. Depuis, les comités de locataires ont développé leurs exigences. Ils souhaitent que les concertations se fassent selon les dispositions décidées par les locataires eux-mêmes. Ils craignent que ces plans de rénovation urbaine n’aboutissent à une éviction massive des personnes à bas revenus, résultant notamment d’une augmentation des taxes locales. Ils exigent que les habitants souhaitant rester dans le quartier voient leurs demandes réellement prises en compte. Face à ces vives doléances, un collaborateur du Grand Projet de ville avait lâché, le 12 décembre 2011, lors d’une réunion au siège de la Logirem, que le caractère trop vindicatif des associations pourrait provoquer la suppression des 138 millions d’euros alloués à la rénovation du quartier…
Quelques mois auparavant, un nouveau regroupement s’était formé à partir des quartiers du Grand Saint-Barthélémy regroupant Picon, Busserine, Saint-Barthélémy III, et Flamants. Détournant l’acronyme CIQ, utilisé par les Comités d’intérêt de quartier, viviers historiques du clientélisme marseillais, un Collectif inter-quartiers se proposait de créer un lieu de rencontre, de réflexion et de mutualisation des savoirs et des expériences. Le 17 novembre 2012, ce « CIQ » apparaissait publiquement lors d’une manifestation devant le siège de Marseille rénovation urbaine, en se présentant comme un interlocuteur porteur des revendications de plusieurs quartiers tels que Picon-Busserine, les Flamants, Saint-Barhélémy III, la Soude, les Oliviers, la Grotte Roland, la Viste et plusieurs autres collectifs des quartiers nord. Autant d’initiatives qui ne peuvent que réjouir les services de communications de l’État et des partenaires publics comme privés de la rénovation urbaine qui font assaut de grandiloquence triomphale sur la transparence des débats, l’invention de modes de concertation innovant, la reconquête de la dignité, le mieux vivre, la cohésion et la mixité sociale et autre intégration des défis environnementaux… Peut-être leurs employeurs vont-ils finir par y croire, mais autrement qu’ils ne l’avaient envisagé, comme l’a constaté le 19 novembre, Valérie Boyer, présidente de Marseille rénovation urbaine et députée UMP : « On ne va pas non plus céder au chantage de toutes ces personnes qui n’ont pas envie qu’on vienne dans ces quartiers parce qu’elles se les approprient comme leur territoire… »
Quelques jours auparavant, Sid Abadli, le président de la CSF de la Busserine avait dit, lors d’une réunion publique : « Le combat que nous menons là ne concerne pas exclusivement nos quartiers, mais tous les habitants des cités qui, partout en France, voient débarquer les gens de l’ANRU. Ils ne peuvent continuer à nous mépriser encore longtemps… »
[Source : Quartiers nord en résistance]